Sciences
Les Arabes et la science
Alambic, alchimie, alcool, Aldébaran, algèbre, algorithme, Bételgeuse, borax, chiffre, élixir, toubib, zéro… Si la science n’a pas de nationalité, de nombreux noms et mots témoignent de l’influence de la langue arabe dans son histoire. Comment expliquer qu’une civilisation née dans le désert, avec une culture écrite restreinte, ait tant apporté aux mathématiques, à l’astronomie, mais aussi aux sciences humaines comme la philosophie, la géographie ou l’histoire ? Les facteurs d’explication sont évidemment nombreux ; est-il bien possible, d’ailleurs, de comprendre comment un homme peut tout d’un coup comprendre une loi physique, mettre au point un concept mathématique ou proposer une analyse sociale ? Le génie personnel de chaque savant, qu’il s’agisse d’al-Khwarizmi ou d’Einstein, garde sa part de mystère. Mais il ne peut exister que dans un environnement favorable, marqué par une culture écrite et des institutions qui permettent à la fois l’apprentissage, l’innovation, le partage et la diffusion des savoirs. Ces facteurs d’émulation scientifique se trouvent à certains moments dans l’histoire, dans des foyers spécifiques : à Athènes au Ve siècle av. J.-C., à Florence lors de la Renaissance, à Paris pendant les Lumières, à Londres au siècle suivant. Et à Bagdad aux IXe et Xe siècles.
L’héritage de multiples civilisations
Dans la capitale irakienne du califat abbasside, qui domine une vaste partie du monde islamique de 750 à 1258, les savants et les intellectuels se rassemblent dans la « Maison de la Sagesse » (Bayt al-Hikma). Cette bibliothèque, créée au début du IXe siècle par le souverain al-Mamoun, rassemble un grand nombre d’ouvrages antiques ; le calife lui-même fait chercher des traités mathématiques à Constantinople. Certains scientifiques, comme les frères Banou Moussa, spécialistes en géométrie et en mécanique, n’hésitent pas à l’imiter. Des traducteurs les transcrivent en arabe. Ce sont souvent des chrétiens, qui maîtrisent à la fois le grec, l’arabe et le syriaque, comme Hounayn ibn Ishaq, traducteur de l’œuvre du médecin grec Galien. Certains, moins nombreux, traduisent également des ouvrages issus de l’Inde et du monde iranien, rédigés en sanskrit ou en moyen-perse.
Si la Bayt al-Hikma à Bagdad est une institution remarquable, elle n’est ni unique, ni totalement nouvelle. En s’imposant sur un territoire courant de l’Espagne à l’Inde, les Arabes avaient hérité de traditions antérieures, élaborées dans des foyers scientifiques actifs aux Ve et VIe siècles : les bibliothèques d’Alexandrie en Égypte, l’académie de Jond-i Shapour en Iran, réputées pour la médecine, ou encore les monastères syriaques et les traditions orales bédouines… Il n’y a donc pas eu d’arrêt brutal de la production scientifique au moment de la conquête arabe. Par ailleurs, d’autres bibliothèques et centres de science ont existé dans le monde arabe : à Cordoue notamment, où un certain prêtre Nicolas traduit en arabe les Aphorismes du médecin grec Hippocrate, mais aussi des livres d’histoire.
Par ailleurs, plusieurs facteurs favorisent la floraison et la diffusion de la science au Moyen Âge dans le monde arabe : la richesse des échanges marchands avec l’ensemble du monde alors connu ; l’adoption rapide du papier, inventé en Chine, à partir de la deuxième moitié du VIIIe siècle ; le développement d’un enseignement à la fois primaire et supérieur, tout d’abord dans les mosquées, hôpitaux, bibliothèques, etc., puis dans les madrasa. Ces lieux d’étude, probablement nés en Iran aux IXe-Xe siècles, ont connu un fort développement avec le vizir Nizam al-Moulk, qui en établit plusieurs à Bagdad, Mossoul, Basra et en Iran pour diffuser une certaine vision de l’islam et former l’élite administrative et juridique.
Les sciences « dures » : mathématiques, astronomie, chimie, médecine…
À la richesse économique et technique s’ajoute une diversité humaine : les hommes qui travaillent dans les grands centres scientifiques ne sont pas forcément arabes eux-mêmes. Ils peuvent aussi être persans, berbères, voire byzantins ou indiens. Ils voyagent sur de longues distances, se déplaçant d’un centre à un autre. Tous écrivent en arabe, langue qui leur permet de se comprendre mutuellement. Ces savants ne se contentent pas de lire les traductions d’ouvrages grecs, persans ou indiens ; ils les vérifient, les critiques, et participent aussi à un véritable développement scientifique, en apportant de réelles innovations. Les plus connues sont celles liées aux mathématiques, dans les domaines de la trigonométrie, du calcul, ou de la résolution d’équations.
Contrairement à ce que leur nom pourrait laisser supposer, l’origine des « chiffres arabes » est indienne, de même que l’usage du zéro ; mais ils sont passés en Europe par le biais des traités arabes, d’où cette appellation. Les termes français « chiffres » et « zéro » ont d’ailleurs la même origine : le mot arabe al-sifr, qui désigne ce qui est nul, vide, sans contenu. Le terme « algorithme » est quant à lui une déformation du nom du célèbre mathématicien al-Khwarizmi, auteur d’un ouvrage considéré comme le premier manuel d’algèbre.
Al-Khwarizmi était aussi un astronome, domaine connexe de celui des mathématiques, et utile pour calculer les calendriers... et les horoscopes. Il établit des tables astronomiques influencées par le modèle indien, et détailla le fonctionnement de plusieurs instruments de relevé astronomique, comme l’astrolabe. Le principe de celui-ci est d’origine grecque, mais il n’est pas assuré que des instruments aient été fabriqués dans l’Antiquité ; en revanche, ils furent produits en grand nombre dans le monde arabe. Ils permettent, entre autres choses, de calculer les latitudes, de mesurer la hauteur des astres, de lire l’heure, mais leur utilisation très complexe semble les avoir cantonné plutôt à une fonction d’enseignement.
On peut aussi évoquer les progrès en chimie, en physique, en agronomie. Ces découvertes ont souvent des applications pratiques, comme l’irrigation des jardins et des cultures, la confection de produits cosmétiques, d’automates, d’horloges, et d’objets d’art en céramique ou en verre grâce à la maîtrise des procédés de transformation de la matière. Quant aux médecins, s’ils continuent de croire, sur le modèle d’Aristote, que le corps humain est composé des quatre éléments – eau, air, feu, terre –, ils progressent dans la description du corps humain, par exemple en ce qui concerne la circulation du sang et le diagnostic de certaines maladies. Les traités de médecine, de pharmacopée, de chirurgie témoignent de l’évolution de ces disciplines ; traduits en latin, ils demeurent en usage jusqu’aux Temps modernes.
Les sciences humaines
L’analyse des sociétés et des destinées humaines n’est pas en reste pour les savants qui écrivent en arabe. Là encore, l’héritage grec est important : le terme même de falsafa pour désigner la philosophie en témoigne. Aristote et la pensée néoplatonicienne sont traduits et bien connus de penseurs qui sont aussi souvent versés dans les sciences « dures », comme al-Kindi, al-Farabi, Avicenne (Ibn Sina). Ceux-ci cherchent à faire cohabiter les principes de l’islam et ceux des penseurs grecs, en démontrant que raison et révélation divine conduisent aux mêmes vérités. Mais la relation des philosophes avec les traditionnistes religieux n’est pas toujours simple, et des condamnations sont parfois prononcées : le fameux savant de Cordoue, Averroès (Ibn Roushd), meurt ainsi en exil au Maghreb.
Les géographes, eux aussi, utilisent les connaissances iraniennes et grecques, notamment celles du traité de Ptolémée ; mais ils les enrichissent de nouvelles informations, obtenues grâce aux voyageurs au long cours qui entretiennent des liens avec la Chine, l’Inde, l’Europe et l’Afrique sub-saharienne. La « science des routes » est en effet indispensable au bon fonctionnement de l’empire, tant pour le commerce que pour prélever les impôts et prévoir correctement le mouvement des troupes. Al-Idrisi, l’un des plus remarquables géographes arabes, travailla à la cour du roi normand Roger II de Sicile pour créer une représentation de la Terre en argent, accompagnée d’une description du monde en plusieurs volumes.
En revanche, les apports extérieurs sont beaucoup moins importants dans le domaine de l’Histoire. C’est avant tout la connaissance de la vie de Muhammad qui importe, ainsi que le jeu politique qui lui fait suite. Les historiens écrivent des textes orientés par leurs prises de position en faveur ou opposées à la dynastie abbasside, qui règne alors à Bagdad. Néanmoins, des historiens comme al-Yaqoubi ou Tabari proposent des histoires universelles qui englobent le passé de manière plus large, en s’appuyant sur des sources non-islamiques.
Un déclin de la science arabe ?
Les chercheurs considèrent souvent qu’à partir du XIe siècle, et surtout après 1258, le monde arabe, et avec lui la science, connaît un inexorable déclin. Plusieurs éléments soutiennent ce point de vue : 1258 marque la chute de Bagdad lors des invasions mongoles, et la disparition de la grande bibliothèque de la ville dans les flammes. Moins d’un siècle plus tard, la peste décime une grande partie de la population, notamment en Égypte. Parallèlement, en Espagne, l’avancée des troupes de la Reconquista et des dissensions internes mettent à mal la ville de Cordoue. La prégnance des religieux sur le mécénat de cour est également un facteur de retard : ce sont eux, par exemple, qui s’opposent pendant des siècles à l’adoption de l’imprimerie.
Pourtant, il serait trop rapide de résumer six siècles d’histoire de la science arabe à un simple déclin. Certains des plus brillants esprits ont vécu pendant cette période, et sont à l’origine de découvertes et d’écrits remarquables : au XIVe siècle, Ibn al-Khatib, confronté à la peste, met en évidence la notion de contagion ; al-Kashi calcule les seize premières décimales du nombre pi et énonce le théorème qui porte son nom ; Ibn Khaldoun propose une théorie de la naissance et de la chute des empires, qui fait date et est utilisée par les sociologues jusqu’à nos jours. L’Empire ottoman finance écoles primaires, madrasa, hôpitaux et écoles de médecine, qui restent toutefois vouées à des pratiques traditionnelles : l’enseignement est fondé sur la mémorisation du Coran et des traités scientifiques antérieurs, sans place pour l’innovation.
Le déclin est plus sensible avec les difficultés politiques et la mainmise de plus en plus forte de l’Occident au cours des XVIIIe et XIXe siècles. Néanmoins, la période est aussi marquée par un mouvement de « Renaissance » arabe, la Nahda, qui modernise l’éducation, et relance la publication d’œuvres littéraires et scientifiques. La modernité pénètre peu à peu dans le monde arabe.
De nos jours, la situation de la science et de l’éducation est très contrastée dans le monde arabe : les budgets alloués à la recherche sont relativement faibles, les troubles politiques et militaires entravent le bon fonctionnement des institutions et malgré des taux généralement importants d’alphabétisation, le système scolaire est critiqué pour ses méthodes basées essentiellement sur l’apprentissage par cœur et pour ses programmes, souvent orientés politiquement. Cela n’empêche pas des réussites remarquables mais encore isolées, comme celle de l’Égyptien Ahmed Zewail, lauréat du prix Nobel de chimie en 1999.